Rose Sélavy et moi esquivons les ecchymoses des Esquimaux aux mots exquis.
Marcel Duchamp
On ne se brode pas tous les jours les jambes...
© Marie Darrieussecq, 2003
Nouvelle écrite pour la monographie de Nicole Tran Ba Vang à partir de son travail
C’est quand même une grande affaire. Il faut avoir une affaire
occasion spéciale. Or, cette année-là, je mariais ma soeur.
Et de fil en aiguille, c’est à ce mariage que j’ai rencontré
mon mari. J’avais essayé quantité de robes, pour faire
la demoiselle d’honneur, mais la plus jolie était si courte
qu’il fallait tout de même habiller un peu les jambes.
C’est plus frais, c’est estival – le mariage était fixé pour le 10
juillet. Pour ma famille, les broderies de peau gardent une
connotation archaïque. Ma mère, par exemple, est du genre
à confondre piercing et mutilation, broderie et mariage
arrangé. Elle sous-estime totalement le come-back de la
broderie. Bref, je ne savais pas à qui m’adresser. Il existe bien
des officines spécialisées, les mêmes où on vous les épile, les
jambes, où on vous fait le « maillot » et les aisselles, où l’on
vous teint cils et sourcils. Mais les quelques amies qui s’y sont
fait broder n’ont jamais été contentes du résultat. Le fil est
grossier, le motif vulgaire, les couleurs flashy.
Je me suis dit : pourquoi ne pas essayer moi-même ?
Ma mère, ma grand-mère et mon arrière-grand-mère
sont douées, pour les broderies. Une sorte de tradition
familiale. Ça a commencé par des alphabets, à l’école.
On leur apprenait à écrire comme ça, aux filles, dans le
temps. On leur enfonçait le français dans le crâne, avec
interdiction de parler la vieille langue. Elles prenaient des
mues d’anguille ou de lézard, pour s’entraîner, et elles
brodaient, A, B, C, D, jusqu’à savoir écrire leur propre nom.
Et pour finir, « Pensionnat saint-Michel, Ciboure ». J’ai fait
encadrer plusieurs de ces alphabets, ils sont dans mon
bureau. J’écris, en français, sous leur patronage. Les mues se
sont un peu desséchées, mais il y a des moyens modernes,
maintenant, pour en prolonger la tenue. Et les fils sont restés
impeccables, d’un beau rouge d’origine.
Mon arrière-grand-mère est morte, ça va sans dire. On
vit vieille dans la famille, mais quand même. C’était une
coquette, paraît-il, mon arrière-grand-mère, du genre à se
broder des jarretières sous ses robes longues. On a oublié
qu’à l’époque, dévoiler sa cheville était une invitation
voluptueuse. Mon arrière-grand-mère, ça l’aurait amusée,
je crois, de me broder les jambes, et que j’apparaisse ainsi
sur les photos du mariage. Elle les aurait exposées avec
malice sur sa cheminée. Elle admirait la finesse de mes
jambes, quand j’étais petite, elle disait qu’à côté de moi
toutes les filles (ma soeur comprise) avaient de gros poteaux,
c’était son expression.
Ma grand-mère, elle, est toujours en vie, mais je ne me
voyais pas lui demander ce service, surtout pour le mariage
de son autre petite-fille. Ma grand-mère ne se brode que
les mains, comme font les vieilles provinciales, et toujours
du même motif, un cachemire discret d’une couleur unie,
brun-rouge. Après que j’ai eu mes premières mues, quand
ma mère m’a permis de me faire broder les oreilles et de me
maquiller un peu, elle a été choquée, ma grand-mère. Il faut
dire que j’étais très jeune. Reste ma mère, donc. Elle aussi a
fait de nombreux alphabets, petite. Mais je n’ai pas osé lui
demander. Ça m’aurait gênée, qu’elle me touche d’aussi près.
Est-ce qu’on demande à sa mère une épilation, par
exemple ? Quand j’ai eu mes premières mues ma mère n’a
plus rien voulu savoir de mon corps. Je me suis débrouillée
toute seule, et elle m’a fichu la paix. Ma soeur était déjà
grande, je pouvais toujours voir avec elle pour les détails,
l’hygiène, etc. À partir de ce moment-là ma mère a
considéré qu’elle n’avait plus de petites filles, seulement des
adolescentes, des étrangères à domicile. Elle devait déjà
sentir que ses mues à elle ne dureraient pas toujours.
J’ai mué très tôt. Je n’étais pas au courant de ce qui allait
se passer. On ne parlait pas de ces choses-là, à la maison.
La peau a commencé à se décoller sur le devant de la
poitrine, dès le deuxième jour, je pouvais glisser ma main
entière par-dessous. J’avais à peine deux petits bourgeons
de seins, mais déjà je muais. On était en septembre, à la
rentrée des classes, il faisait très chaud et je me couvrais
d’un col roulé. Quand les cuisses ont mué, en commençant
à l’aine et tout autour du sexe, que j’avais encore quasiment
sans poils, j’ai pu me cacher sous un jean. Mais ensuite mes
mains ont mué. Sous mon bureau, en classe, je décollais les
lambeaux, je tirais dessus le plus loin possible pour qu’on en
finisse, jusqu’à me faire saigner. Ensuite, je ne savais pas quoi
faire des lambeaux. Je les roulais entre mes doigts pendants
des heures. Je n’écoutais rien en cours. Je ne pensais qu’à
ça. J’étais terrifiée à l’idée que mon visage mue aussi, je
manquais pathétiquement d’informations. Je regardais les
profs, les profs femmes, et je me demandais : est-ce que
celle-ci mue aussi, en ce moment ? Est-ce qu’on a toutes ça ?
C’est ma soeur qui a fini par me montrer, pour les conseils
pratiques. Et puis naturellement, au bout de quelques jours
la mue a fini par s’arrêter.
Une fois que j’ai eu accepté ma précocité, j’ai pu observer
à loisir autour de moi. Les éruptions de poils sur le corps
des garçons, les décollements de peau sur les filles. J’étais
stupéfaite que certains et certaines se plaisent à exhiber leur
métamorphose. Une des filles les plus délurées de la classe
s’est fait broder un coeur sur l’épaule, avec les jeunes poils
tout neufs de son petit ami. Elle s’est fait exclure deux jours
avec interdiction de reparaître ainsi, mais c’était une héroïne
à mes yeux. Moi, je continuais à me cacher quand je muais,
chaque mois c’était une épreuve. Le fond de mon ventre
s’était mis à muer aussi, naturellement, et c’était douloureux,
comme cela arrive souvent chez les très jeunes filles;
le sang qui accompagnait ces lambeaux-là me dégoûtait
et j’ai mis des années, par la suite, à accepter de faire l’amour
pendant mes mues.
Autant dire que j’avais bien calculé le jour, pour me faire
broder les jambes, et les fils allaient tenir sans problème
pour le mariage de ma soeur. Ce n’est jamais joli, la peau qui
mue autour d’une broderie, même si les fils plongent assez
profond pour résister plusieurs mois. Je trouve que ça fait
sale. Maintenant que les broderies sont revenues à la mode,
je trouve ça particulièrement beau sur les femmes enceintes,
parce que bien évidemment il n’y a pas ce problème de
pelures autour des fils. Ma soeur se marie parce qu’elle est
enceinte. Je ne veux pas réduire son histoire à ça, mais
disons que ça lui fournit l’occasion. Elle s’est fait faire une
magnifique broderie sur le ventre, avec des fils élastiques
qui s’écartent à mesure que l’enfant grossit. Elle a choisi
une couleur et un motif traditionnels, en hommage à notre
arrière-grand-mère. Un beau rouge foncé, et une feuille
rosacée dont la pointe monte entre ses seins. Superbe. Sa
robe blanche est taillée dans une matière translucide, comme
on fait aujourd’hui, pour voir la broderie en transparence.
Ma soeur se fiche éperdument de l’avis de ma mère ou de ma
grand-mère. J’admire sa force. Évidemment, quand on a les
moyens d’aller chez un grand couturier pour se faire broder,
pourquoi hésiter ? Sa meilleure amie, qui sera son témoin,
va paraît-il se faire broder le cou et le décolleté, carrément,
en forme de parure végétale, feuilles en coton perlé et tiges
en fils d’or.
Je ne peux pas me résoudre aux officines de quartier.
Et je ne veux pas demander d’argent à ma soeur. Je me suis
donc entraînée, comme au bon vieux temps, sur de la mue
de porc. J’en ai acheté de la non-traitée chez un boucher.
J’ai dessiné les motifs au crayon, et je me suis lancée. Au
bout de quelques jours j’ai réussi à obtenir exactement ce
que je voulais. Un cachemire d’inspiration traditionnelle,
mais dans un camaïeu de rose, mauve, pourpre, ivoire et anis.
La principale difficulté, quand on est brodeuse amateur
comme moi, c’est de ne pas trop serrer le fil. On a toujours
tendance à trop serrer, alors qu’il faut laisser de l’élasticité au
mouvement des muscles ; sinon ça bride, c’est inconfortable
quand on marche et qu’on s’assoit, et ça fait des plis
disgracieux. Il faisait très chaud, en ce début de juillet, et
le soir, quand je rentrais du travail, je me déshabillais avec
délices, je m’asseyais sur le tapis et je brodais tranquillement
dans la dernière lumière du jour. Les soirées sont longues, en
juillet, et je ne sentais plus peser la solitude. J’ai fini les deux
jambes une semaine avant la date du mariage, exactement
comme il fallait : les hématomes autour des points ont pu
dégonfler et cicatriser, et le matin de la cérémonie, mes
jambes étaient bien lisses, avec à peine quelques piqûres
encore un peu visibles. La broderie était du plus bel effet.
J’ai pourtant des cycles très réguliers. Et bien il a fallu que
mes mues tombent le jour du mariage de ma soeur, alors que
j’avais tout bien calculé. À peine avait-elle dit « oui » que ma
peau a commencé à se détacher ; en commençant autour des
broderies, comme par un fait exprès. C’est allé très vite, j’ai
juste eu le temps d’emprunter un gant de crin à une copine
pour aller me frotter aux toilettes. La mue était tellement
intense, qu’il fallait que j’y retourne toutes les deux heures,
alors que normalement, une bonne friction le matin et je
tiens toute la journée. J’en aurais pleuré. Du coup ma robe
courte devenait ridicule, mes jambes étaient rouges d’être
tant frottées, et la broderie filait par endroits. Je vous passe
les détails.
Les mariages, on le sait, sont l’occasion d’autres mariages.
Je ne sais pas si ce sont vraiment mes broderies qui ont attiré
l’oeil de celui qui est devenu mon mari. Je sais que ce qui m’a
conquise, dans cet homme-là, c’était précisément le regard
qu’il portait sur ma peau. Je ne parle pas du moment où il m’a
invitée à danser, et où très vite, mêlant en rythme ses jambes
aux miennes, il m’a dit que je les avais jolies, mes jambes, très
jolies, et que ces broderies m’allaient divinement bien. Non,
je parle du moment où, m’embrassant derrière la grange, il a
glissé sa main dans mon dos. Avant que j’aie eu le temps de
réagir, je sentais déjà la peau se soulever sur mes épaules.
J’étais horriblement gênée, mais il avançait, il avançait,
et je sentais sa main glisser de plus en plus loin vers mes
reins… Et c’était bon, c’était très bon… Ma peau toute neuve
dessous avait la finesse d’une muqueuse, rose et fraîche, et
ses doigts mettaient mes nerfs délicieusement à vif… « Vous
êtes douce… très douce… » murmurait-il. J’ai cru bon de
m’excuser : « J’ai mes mues », ai-je articulé. Il a ri : « Je sens
bien que vous avez vos mues ». Entendre une voix d’homme
nommer aussi simplement les choses, j’en étais bouleversée.
« Et ça ne vous dégoûte pas ? » ai-je murmuré. Il s’est reculé
d’un pas, j’ai eu peur qu’il s’en aille. Il a pris ma nuque entre
ses mains et il a approché son visage du mien. « Vous êtes
une femme », il a dit, « vous êtes une femme et j’ai envie de
vous ».
© Marie Darrieussecq, 2003