Celui qui n’est plus arrêté par la limitation de son corps... qui est libéré de la masse... s’oriente vers une nouvelle patrie...
Henri michaux
Tout semble abstrait. Des formes géométriques de tailles différentes, des aplats de couleurs, quelque chose de froid, mécanique. Sauf que les formes tiennent autant du cercle que du rectangle. Ce que nous avons pris pour des aplats se révèle être des dégradés subtils qui creusent la surface du tableau en corps autonomes. Et ces ocres, cette surface de couleur chair dans le bas du tableau qui viennent contredire l’aspect métallique des gris bleutés… Avec Figure debout, Jean Hélion, 32 ans en 1936, nous décille les yeux. Sous la surface du tableau abstrait, la figure transparait, affleure. Les tensions propres au corps vivant semblent faire tenir le tableau. Figure rose, ou Figure tombée, autres peintures dela même époque, annoncent le retour définitif à la figurationde l’artiste en 1943.
Des formes tout en courbes, couleurs chair, s’entremêlent, s’agrègent en amas flottants dans le vide. Une force gravitationnelle semble les unir tandis qu’une autre, plastique sans doute, les étale à la surface comme un paysage. Dans la série « Découpages » de Nicole Tran BaVang, les modèles, les mannequins, récurrents dans son travail, ont disparu. Les jeux entres peaux et vêtements, réel et fantasme, figures et décors sont remplacés par un pur jeu des formes. Avec cette série de découpages commencée en 2012, Nicole Tran Ba Vang entre dans l’abstraction. Elle refait dans le sens inverse le trajet que Jean Hélion effectua 80 ans plus tôt. Dans sa série intitulée,
Coutures Cellulaires (1999), l’artiste avait déjà réalisé des images abstraites, mais avec ses « Découpages », elle y parvient en n’utilisant comme matériaux que des images prélevées dans les magazines de mode. En déshabillant littéralement les modèles, puisqu’elle n’en garde que les parties du corps non recouvertes de vêtements. Elle s’attelle ainsi, à construire un nouveau
corpus, une collection de formes et de couleurs de peaux propices à recouvrir, à habiller, la surface blanche du tableau. Après le découpage minutieux, à l’exclusion des visages, des cheveux, des pieds et des mains trop explicites, l’artiste rassemble ainsi les petits éléments prélevés par tonalités de couleurs de peaux dans des pochettes transparentes. Les accumulations par affinités de tons construisent alors, sans violence, de nouveaux organismes souples et autonomes, prêts à servir de support à l’imagination. Les photographies de mode sont ainsi retournées comme une peau. Elles se sont métamorphosées en paysages étranges, vaguement humains, à la fois sensuels et difformes, chaleureux et pourtant parfaitement inhabités.
On sait que Jean Hélion, privilégiera dans sa peinture d’après guerre le motif du mannequin dans une vitrine. Pour nous rappeler qu’une peinture, pourtant figurative, ne copie
pas la réalité, mais en substitue une autre. Avec cette série
Découpage, nous prenons conscience que le propos de Nicole Tran Ba Vang ne consiste pas seulement à questionner notre rapport à l’image, au vêtement, au corps. Nous comprenons que, venue du monde de la mode, elle en a rejeté la superficialité et la temporalité saisonnière au profit d’une plongée dans le vide.
Yves klein, justement, imagina avec l’aide de l’architecte Claude Parent une architecture d’air qui permettrait aux hommes de vivre nus, de retrouver l’Eden des origines. Ces œuvres de Nicole Tran Ba Vang nous décrivent une collection de planètes qui garderaient en mémoire une lointaine présence humaine, une variété de corps célestes recouverts d’épidermes soyeux.
Tout un univers à fleur de peau.
© Guy Limone, artiste.