D'ailleurs, c'est toujours les autres qui meurent.
Marcel Duchamp
Nicole Tran Ba Vang sonde depuis plusieurs années les faux semblants de l’image, prélevant de l’univers de la mode, dont elle est elle-même issue, les codes et les sujets qu’elle déplace dans le champ artistique. L’ambiguïté sémantique, iconographique et matérielle des « collections » de l’artiste (habits de nudité, coutures cellulaires et corps brodés photographiés ou icônes peintes sur des pages de magazines féminins) souligne ce questionnement des surfaces et des paraîtres qui, éloigné de tout jugement ou sentence morale, considère l’essence de l’homme et ses quêtes identitaires.
Dans le prolongement de cette réflexion, l’artiste inaugure une nouvelle série, « You Will Never Die », un ensemble qui revisite les grandes icônes de l’art occidental. Célébrés par les institutions et le public pour leurs qualités esthétiques et le savoir-faire de leurs créateurs, la Tête d’Aphrodite dite du Capitole 150 av. J.-C., Paris, Musée du Louvre), le Portrait des époux Arnolfini de Jan Van Eyck 1434, Londres, National Gallery), le Portrait d’une jeune femme de Petrus Christus (1470, Berlin, Gemäldegalerie), la Joconde de Léonard de Vinci 1503-1506, Paris, Musée du Louvre), La Madone aux oeillets 1506-1507, Londres, National Gallery) et la Fornarina de Raphaël 1518-1519, Rome, Palazzo Barberini), Salomé de Titien 1515, Rome, Galleria Doria Pamphilj), l’Autoportrait au chapeau de paille 1782, Londres, National Gallery) et le Portrait de la reine Marie Antoinette à la rose 1783, Versailles, Musée national du château) de Louise-Elisabeth Vigée Lebrun sont aussi les modèles et les sujets d’appropriation favoris des artistes depuis des siècles. Un héritage et une mise en abyme revendiqués par Nicole Tran Ba Vang qui s’est constitué un musée personnel de portraits, de déesses et de personnages bibliques, modèles canoniques et genres académiques qui renvoient non seulement à l’histoire de l’art ancien, mais également aux nombreuses pratiques de détournement exercées au XXe siècle par Marcel Duchamp, Andy Warhol, ou, plus récemment, Cindy Sherman et les frères Chapman.
La majorité des modèles requis par Nicole Tran Ba Vang répondent en outre à la définition du Beau Idéal établie à la Renaissance puis au XVIIIe siècle sur les modèles antiques : la représentation d’un sujet doit respecter un canon de beauté prédéfini, basé sur l’harmonie des formes et l’équilibre des proportions, reflets d’une « âme grande et sereine » (Johann Joachim Winckelmann), et qu’incarne notamment la statuaire gréco-romaine. Replacée dans le contexte de notre époque, cette image idéalisée de la Beauté, éternelle, inaltérable, imperméable au temps et à la mort, constitue toujours un modèle de perfection esthétique, d’autant plus obsessionnel et tragique que le fantasme de modifier notre paraître et de lutter contre l’irréversibilité du temps est devenu en partie réalité depuis l’avènement de « l’industrie de la beauté corporelle » (Yves Michaud). Associé à un idéal de jeunesse, le culte de la Beauté touche aujourd’hui l’ensemble de la vie moderne et conditionne les us et les coutumes de notre société. C’est ce point que Nicole Tran Ba Vang met précisément en exergue et en défaut puisque partie de ces modèles intemporels dont l’effigie en marbre, sur bois ou sur toile, a fixé la Beauté dans le temps, elle en altère les apparences, qu’elle passe scrupuleusement au crible des saisons. La déliquescence des formes, les stries des visages, le blanchiment des cheveux et la dépigmentation des peaux sont les preuves tangibles de ce temps consumé.
Plus que le vieillissement, Nicole Tran Ba Vang représente le « vieillir » (Goerges-Alexis Montandon), inscrivant ses modèles dans une réalité temporelle que le titre de la série et le travail de manipulation de l’image appuient subtilement : touche après touche, les portraits murissent délicatement, exempts de tout effet parodique ou caricatural, et le processus illusionniste est accusé par le support et la dimension des oeuvres, calqués sur les originaux. Ce jeu des métamorphoses rappelle l’histoire de Dorian Gray, jeune et beau dandy en quête d’éternité et dont le portrait peint se substitue à sa propre vie. Privé des marques extérieures du temps, l’éternel jeune homme ne peut plus s’y inscrire et déréalise ses actes et sentiments de plus en plus vils ; une dépossession de soi qui ne prend fin qu’avec sa propre mort.
À rebours du propos symboliste et pessimiste d’Oscar Wilde, Nicole Tran Ba Vang réconcilie l’idée de la vieillesse avec la représentation de la Beauté. Loin de l’image décatie des « petites vieilles » de Baudelaire, « êtres singuliers, décrépits et charmants », ou pire encore « monstres disloqués », l’artiste fait acte de résistance et dresse un portrait moderne et insolite de ces illustres personnages érodés par le temps : déesses, (La Tête d’Aphrodite, 2160 ans), reines (Portrait de la reine Marie-Antoinette à la rose, 227 ans) et muses (La Joconde, 507 ans) sont certes démystifiées, mais elles se parent d’une humanité qui les rend immédiatement contemporaines.
Le caractère iconoclaste et thaumaturge de cette opération est d’autant plus incisif qu’il touche aux déesses de la mythologie et surtout à la figure sacrée de la Vierge dont les traits vieillis et aimants font avec la présence de l’enfant écho, aux agissements et miracles de notre société contemporaine (La Madone aux oeillets, 504 ans). À travers ce procédé du « vieillir », qui n’est perçu ni comme un mal, ni comme une catastrophe, mais au contraire comme l’inscription réelle d’une action et d’une existence dans le temps, Nicole Tran Ba Vang désacralise les héroïnes de notre panthéon artistique et leur insuffle paradoxalement la vie.
©Cécile Godefroy, historienne d’art, 2010